La vitesse ne tue pas
Par Jean-Louis Rallu : de l’Institut national d’études démographiques
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Science et Vie, n°888 (Septembre 1991)
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Les limitations de vitesse n’ont pas du tout les vertus que leur prêtent les pouvoirs publics : l’étude des statistiques indique, bien au contraire, qu’elles sont plus dangereuses que les excès de vitesse. Si l’on s’obstine à les maintenir, on ne descendra pas au-dessous du seuil tragique de 10000 morts et de dizaines de milliers de blessés par an. Les spécialistes le savent. Science et Vie explique ici ce qu’on nous cache.
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L’hécatombe régulière sur les routes de France reste inacceptable. En 1990, 10300 morts et 50000 blessés graves, dont une bonne partie handicapés à vie. Dégâts inchiffrables. Parmi les chiffrables, les purement matériels, une centaine de milliards de francs de dégâts. A l’égard de la sécurité, la France se place dans le peloton de queue européen, avec un taux de 205 tués par million de kilomètres parcourus et de 400 tués par million de véhicules, soit le double de la Suède.
On n’en est certes plus à la croissance régulière qui prévalait jusqu’en 1972, mais le bilan stagne depuis quelques années. La vitesse est désignée comme le fléau principal. En fait, la vitesse par elle-même n’est pas une cause d’accident, mais elle constitue une cible idéale. En effet, c’est l’argument le plus parlant, elle est facile à mesurer, et elle frappe plus les imaginations que l’alcool au volant, la vétusté des véhicules, l’inexpérience des conducteurs ou leur irresponsabilité. En cas d’accident, elle est sans aucun doute un facteur aggravant et, quelle que soit la cause première de l’accident, c’est toujours en fonction de la vitesse que sont mesurées la force de l’impact et les conséquences sur le véhicule et ses passagers. Enfin, la pénalisation de la vitesse permet de remplir les caisses de l’État avec une efficacité remarquable tout en lui donnant bonne conscience.
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La répression a donc été mise en place, il y a 18 ans. Pour la justifier, on cite des statistiques péremptoires (on serait tenté de dire plutôt : préemptives) et l’on désigne à la vindicte populaire le moindre excès de vitesse, même s’il ne dure que quelques secondes, et même si le passé de son auteur, à travers le dossier détenu par son assureur, prouve qu’il ne s’agit pas d’un conducteur dangereux.
Il est donc trop facile d’interpréter les statistiques dans le sens voulu, alors que les pouvoirs publics, au lieu de généraliser, pourraient établir la véritable responsabilité de la vitesse. Pour cela, ils ont les moyens – et sont seuls à les avoir – d’établir une corrélation entre les causes des accidents et les catégories d’usagers impliqués. Ils ont à la fois les éléments d’analyse et accès aux fichiers des assureurs.
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S’ils s’en donnaient la peine, on s’apercevrait que la loi est faite surtout pour protéger le conducteur du dimanche des risques d’accident qu’il est susceptible de provoquer lui-même. Démarche démagogique s’il en est envers l’usage familial de la voiture, instrument de liberté au service d’un électeur incidemment pourvoyeur du fisc. Heureusement, il existe quelques bilans qui permettent d’infirmer les thèses officielles.
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Cette contradiction et ce flou incitent déjà à recueillir avec réserve les assertions officielles. Celles-ci attribuent à la vitesse, comme à l’alcool, la responsabilité de 30% des accidents graves, selon la Sécurité routière, et de presque 50% pour le ministère des Transports. Qui croire ? D’ailleurs l’analyse du mode d’élaboration de ces statistiques laisse vite un sentiment de gène, même si on n’est pas un spécialiste de la question. Tout se passe comme si la responsabilité de la vitesse était considérablement et artificiellement majorée.
Le premier argument en faveur de la limitation de vitesse est que, chaque fois que la limite maximale a été abaissée, la sécurité aurait progressé. Ce lien de cause à effet perd de son évidence quand on sait que la décrue de l’hécatombe routière s’était amorcée un an avant les toutes premières limitations générales, appliquées en juillet 1973 sur l’ensemble du territoire. Cette inversion spontanée de tendance, qui s’est accentuée à la mi-1973, est due essentiellement au port de la ceinture de sécurité, alors devenu obligatoire hors agglomération, et de toute façon adopté à grande échelle avant cette date grâce à une campagne de sensibilisation.
Si, statistiquement, le nombre d’accidents semble avoir baissé parallèlement, c’est tout simplement parce que seuls sont comptabilisés les accidents corporels. Grâce à la ceinture, nombre d’entre eux ont été limités à des dégâts matériels et ont ainsi échappé au recensement. Cette amélioration provient aussi, mais à un moindre degré, de l’impact positif qu’ont eu les limitations sur les conducteurs à risque (1), dans la mesure ou le respect des 90 km/h sur route et des 130 km/h sur autoroute atténue les conséquences des déficiences, de la maladresse ou de l’inexpérience. Car, cela est vrai, le risque pris par cette catégorie de conducteurs peut avoir des conséquences beaucoup plus graves à grande qu’à faible vitesse (en cas de freinage d’urgence, par exemple, le temps de réaction sera trop long chez un malvoyant). Ce qui implique logiquement que la régression de l’insécurité routière aurait pu être identique, voire supérieure, si la limitation avait touché uniquement ces conducteurs à risque, ou si l’on avait instauré des mesures vraiment indispensables, comme le contrôle régulier de la vue, la neutralisation des chauffards avérés et l’interdiction des épaves roulantes – ces conducteurs ne sont pas difficiles à repérer puisqu’il suffit d’examiner le dossier assurances, pour autant qu’il soit suivi. Ou encore si l’on avait organisé une véritable répression de l’alcoolisme au volant, y compris à partir de 0,5 g/l, et de la conduite sans permis. Ou enfin, si l’on avait engagé une réelle chasse aux excès de lenteur, notamment sur la ou les files de gauche, alors que la formation dispensée tend à installer dans son bon droit celui qui, en réalité, manque de civisme et de respect d’autrui, comme si la route était à monopoliser et non à partager. Quant aux voitures vétustes ou mal entretenues qui, aujourd’hui, sont encore très nombreuses sur les routes, il suffirait, pour s’en débarrasser, d’instaurer un contrôle technique périodique et sérieux, avec obligation de réparer pour que le véhicule soit autorisé à circuler. Bref, si l’on s’était livré à une traque plus efficace – mais plus difficile à décider et à mettre en Å“uvre ! – de l’irresponsabilité et de la délinquance.
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Au lieu de cela, on a nivelé par le bas, pénalisant ainsi les conducteurs confirmés, car on oublie trop souvent qu’il y en a, et beaucoup. Pour eux, la vitesse n’augmentait certes pas les risques. Un vieux principe juridique est qu’une loi qui n’est pas respectée doit être supprimée. Or, malgré la pénalisation actuelle de l’excès de vitesse, l’augmentation considérable du trafic et le développement des autoroutes font que pratiquement toutes les voitures dépassent largement les limitations. Les sanctions ne s’exercent donc qu’au hasard.
On sait même pertinemment que le nombre de voitures à plus de 90 km/h sur route et 130 km/h sur autoroute est aujourd’hui très supérieur à ce qu’il était en 1972, du temps de la vitesse libre. Alors que des contrôles systématiques effectués par la gendarmerie juste avant l’entrée en vigueur de la limitation avaient indiqué un taux d’à peine 15% de dépassement de vitesse (aujourd’hui, ces mêmes contrôles donnent entre 17 et 58% selon les voies).
Selon un sondage récemment effectué par l’Auto Journal, 45% des Français avouent dépasser parfois 130 km/h sur autoroute et 71%, 90 km/h sur route. Le nombre d’accidents aurait donc du augmenter. Non. Le bilan s’améliore depuis vingt ans, bien qu’il reste en France encore très sombre. Et deux exemples statistiques prouvent que ce progrès a d’autres causes que les limitations. En Allemagne, en 1985, une petite portion (6%) du réseau autoroutier a été limitée à 100 km/h pendant un an, pour des études sur la pollution. Les accidents graves ont alors chuté de 17% sur les tronçons limités, certes. Toute déduction du rapport sécurité vitesse est annulée par le fait que c’est exactement le taux d’amélioration qui a été enregistré sur le réseau à vitesse libre. Conjoncture peut-être exceptionnelle ; les Allemands, cette année-là , avaient peut-être moins roulé… ou bien étaient-ils particulièrement inspirés par la prudence. Toujours est-il que les chiffres sont là . Cet exemple est d’autant plus frappant qu’il semble contradictoire avec le suivant. En Suède, au début de l’été 1989, la vitesse plafond a été ramenée de 110 à 90 km/h sur les autoroutes. Résultat : le nombre de morts a plus que doublé par rapport à la même période de 1988. Explication la plus vraisemblable : la proportion de bons conducteurs dans ce pays doit être très importante, ce qui est d’ailleurs confirmé par les statistiques générales européennes, et, en conséquence, la gêne occasionnée à ces conducteurs par la limitation a été plus forte que l’impact positif sur les conducteurs à risque. Car il faut avoir présent à l’esprit le fait que le réseau routier suédois est proportionnellement plus restreint que celui de son homologue allemand, et d’une qualité largement inférieure. Résultat : pour couvrir une même distance, le conducteur suédois est soumis à plus rude épreuve que son collègue allemand.
Les tenants de la limitation invoqueront alors, sans doute, une étude de l’AGSAA (2), effectuée en 1986 sur 5 millions de véhicules en France, et visant à déterminer le taux d’accidents des différentes versions d’un modèle. Le résultat était prévisible : les voitures puissantes ou à tendance sportive (GTI ou Turbo en particulier) ont jusqu’à deux fois et demie plus d’accidents que la version de base. Mais cette statistique n’est pas probante : d’une part, elle ne permet pas de comparer les taux d’accidents d’un type d’automobile à un autre ; d’autre part, et surtout, ces indices de fréquence d’accidents ne tiennent compte ni du kilométrage annuel, ni de l’âge, ni de l’expérience des conducteurs, qui sont pourtant des éléments essentiels dans l’évaluation du risque. En effet, les GTI et les Turbo, qui ont un très bon rapport puissance/prix, attirent une importante clientèle de jeunes, aussi épris de vitesse que dépourvus d’expérience et de maîtrise de leurs excès.
Tant qu’à invoquer l’AGSAA, on devrait citer l’enquête que cette association avait faite en 1984 sur la dangerosité des gros rouleurs, ceux qui parcourent plus de 30000 km par an, quelquefois jusqu’à 100000, alors que la moyenne est de 13700 km. Elle révélait que si le taux annuel d’accidents augmente avec le kilométrage, il ne lui est toutefois pas proportionnel. Ainsi, lorsque l’on passe de 15700 à 31600 km, c’est-à -dire le double, le taux n’augmente que de 40% et non de 100% comme on aurait pu penser. Et c’est pourquoi, en fin de compte, la fréquence d’accidents au kilomètre est inférieure chez les gros rouleurs (30% dans ce cas). Entre les tout petits rouleurs (700 km/an) et les très gros rouleurs (plus de 60000), les écarts sont énormes (4 fois plus d’accidents par an mais 17 fois moins d’accidents au kilomètre !). Cette enquête comptabilise tous les sinistres déclarés, cumulant donc accidents matériels et corporels. Elle ne fait pas état de la responsabilité des uns ou des autres dans la gravité des accidents, et ne peut donc refléter la part de dangerosité attribuable aux dévoreurs de bitume. Mais elle établit en toute logique que ces gros rouleurs, qui s’avouent hostiles aux limitations et qui sont le gibier tout désigné des radars, conduisent mieux que les autres puisque, pour un parcours équivalent, ils ont moins de risque de causer un accident, ce qui est d’ailleurs logique compte tenu du poids de l’expérience. Cela ne signifie sans doute pas que les gros rouleurs soient infaillibles : si une part de leurs sinistres dits responsables peut être imputée à l’infrastructure routière ou à des conditions météorologiques très difficiles, car ils sont contraints de rouler par tous les temps, ils sont aussi victimes de l’exaspération causée par les limitations, qui les obligent à passer plus de temps dans leur voiture, et qui les exposent donc à la fatigue et à la baisse de vigilance. De plus, nul n’est affranchi du droit à l’erreur, d’autant plus que ces conducteurs sont souvent contraints de terminer leur trajet à la nuit, période ou le risque d’accident s’élève notablement. Ce point est d’ailleurs confirmé par les statistiques des causes d’accidents mortels sur les autoroutes de liaison (grandes distances de ville à ville), élaborées par l’Association des sociétés françaises d’autoroutes, organisme indépendant dont les méthodes d’analyse sont beaucoup plus rationnelles et objectives que celles des pouvoirs publics, dans la mesure ou elles livrent des faits, sans les interpréter pour faire passer un message. Bien que la vitesse moyenne pratiquée sur ces autoroutes soit beaucoup plus élevée que sur route, on constate que la vitesse excessive isolée ne provoque que de 6 à 11% des tués (elle figurait par exemple en 1987 à la 6ème et dernière place des causes établies), bien moins que la fatigue et l’assoupissement, qui font 20 à 30% des victimes.
Le Livre blanc de la sécurité routière n’en fait pas moins le procès de la vitesse, affirmant que les autoroutes de liaison (limitées à 130 km/h) ont un taux de tués nettement supérieur (1 tué pour 100 millions de km parcourus) aux autoroutes de dégagement limitées à 110 km/h (0,7 tué). Cette belle évidence est malheureusement affaiblie par une omission importante : l’écart provient des embouteillages ! A preuve, le taux d’accidents corporels est presque deux fois plus élevé sur les autoroutes de dégagement (dessertes rapides autour des villes), pourtant censées être moins dangereuses, que sur les autres : respectivement 11,8 et 6,2 en 1990. Une autre statistique confirme ces résultats : c’est celle qui permet de comparer l’évolution annuelle, depuis 1983, du pourcentage de voitures de tourisme en excès de vitesse de jour, et l’évolution du nombre annuel d’accidents corporels survenus également de jour. Si la thèse de la responsabilité de la vitesse était la bonne, on devrait s’attendre logiquement à une relation de cause à effet entre la vitesse et la gravité du bilan ; c’est-à -dire que ces deux indicateurs devraient évoluer non seulement dans le meme sens, mais aussi à peu près parallèlement. Or, d’une manière générale, les chiffres varient en sens inverse, c’est-à -dire que lorsque le nombre de gros excès de vitesse s’accroît, le bilan annuel s’améliore et vice versa ! Et dans les cas ou ces chiffres ne varient pas en sens opposé, on constate qu’ils n’évoluent pas de façon proportionnelle. En conclusion, si la vitesse est bien, pour certains dans certaines conditions, un facteur aggravant, et si les très gros excès de vitesse (ainsi que beaucoup d’excès moins importants chez les conducteurs à risque) sont condamnables, la recrudescence des excès de vitesse a une influence globalement favorable sur le nombre d’accidents corporels, (mais aussi d’ailleurs sur celui des morts), et n’a donc pas de conséquences négatives sur la sécurité routière, bien au contraire. Il faut bien reconnaître que c’est le respect des limitations qui est un facteur d’accident. Par la congestion du trafic, l’énervement de ceux qui les subissent et l’entêtement de ceux qui s’instaurent en justiciers : Je roule au maximum autorisé, donc nul n’a le droit de me dépasser et je peux coller à celui qui me précède.
Même conclusion quand on compare l’évolution, depuis 1973, du nombre d’heures passées par la gendarmerie à contrôler la vitesse à celle du nombre des accidents sur le réseau contrôlé par cette même gendarmerie . Si la vitesse était vraiment la cause essentielle d’accidents, les deux chiffres, chaque année, devraient varier en sens inverse puisque la surveillance de la vitesse est en principe destinée à limiter ou faire régresser l’hécatombe routière. Or, cette évolution a lieu seulement 7 fois sur 17 (années 1974, 77, 82, 83, 84, 87 et 89). Et de toute façon, là encore, on constate qu’en 1983 et 1987 il existe un écart important entre les deux chiffres. Autrement dit, la diminution du nombre d’accidents ne peut pas être imputée à l’augmentation du volume de surveillance de la vitesse, qui est très faible. Et l’amélioration du bilan en 1974 est due essentiellement, on l’a vu, au port de la ceinture et, dans une moindre mesure, à l’impact positif des limitations sur les conducteurs à risque (peut-être aussi à la baisse importante du trafic consécutive au premier choc pétrolier).
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Force est donc de constater que la répression de la vitesse n’a pas l’effet que prétendent les pouvoirs publics. Comment en serait-il autrement quand cette répression s’exerce la plupart du temps en des lieux ou la vitesse n’est pas dangereuse : descentes, zones droites et dégagées (mais cinémomètre masqué par une pile de pont !) ? Voire en des circonstances ou, paradoxalement, elle concourt à la sécurité : dépassement le plus rapide possible pour dégager la voie ?
La découverte d’un radar peut aussi entraîner une perturbation du trafic par des freinages intempestifs ; et ces radars, bizarrement, ne sont plus là quand les conditions de circulation peuvent devenir véritablement dangereuses, sous la pluie, par exemple. Ils perdent donc de leur crédibilité et de leur efficacité. En revanche, la prévention contre l’alcool aurait une tout autre portée en matière de sécurité routière. Malheureusement, la carence est flagrante dans ce domaine. Or tout le monde sait que l’alcool, même à faible dose, rend euphorique. Sauf s’il s’agit de quelqu’un d’exceptionnel, chez lequel les automatismes sont très puissants, un conducteur qui a bu va, non seulement enfreindre les règles élémentaires du Code de la route (conduite à gauche, non-respect des priorités et de la signalisation en particulier), mais il aura aussi tendance à rouler vite, voire très vite, sans s’en rendre compte, comportement aggravé par la diminution de ses facultés visuelles, de la rapidité de ses réflexes et de sa faculté à réagir convenablement face à l’imprévu. Dans ces conditions, quand un chauffard ivre provoque un accident à vitesse élevée, il est malhonnête de considérer la vitesse comme l’une des causes de l’accident ; elle n’est que la conséquence de l’état d’ébriété. Même si l’alcoolémie est légèrement inférieure à la limite légale de 0,8 g (en France), on ne peut absolument pas dire qu’elle ne soit pas la cause de l’excès de vitesse, puisqu’il a été établi formellement que le danger commence sérieusement à 0,5 g/l (limite déjà adoptée dans bon nombre de pays et qui deviendra probablement la limite européenne). Et pourtant, dans ce cas, c’est seulement cet excès de vitesse qui sera pris en compte, en l’absence d’autres causes manifestes, bien sur, pour établir les statistiques. Rappel opportun : outre l’alcool, de nombreux médicaments (anti-dépresseurs et psychotropes), sans parler des drogues illicites, induisent l’euphorie. D’autres (hypotenseurs, par exemple) induisent de la fatigue et une baisse de vigilance (3). Mais leur présence dans le sang n’est jamais recherchée, ce qui conduit, là encore, à ne retenir que la vitesse comme cause de l’accident. Et pourtant, une enquête menée en 1988 par le SAMU de Lille a montré que 15,5% des conducteurs impliqués dans des accidents corporels présentaient dans leur sang des traces de tranquillisants. De plus, 6,5% de ces mêmes conducteurs avaient en plus des traces d’alcool. Même si l’on veut les croire honnêtes, les statistiques officielles ne sont donc pas valables.
Même dans les enquêtes REAGIR (4), il est arrivé qu’on mélange les facteurs favorisants, déclenchant et aggravants, alors que leur différenciation a un intérêt fondamental en accidentologie. Si l’on n’ouvre pas le vrai dossier, on ne conciliera jamais liberté de circulation et droit à la sécurité. En désignant obstinément la vitesse comme seule coupable, on butera à jamais sur le seuil inadmissible de 10000 morts par an. Or, peut-on à la fois admettre cette fatalité et se donner bonne conscience ?
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(1) Il s’agit, essentiellement, des débutants ou des conducteurs peu expérimentés, des personnes ayant une mauvaise vue, des conducteurs âgés, des possesseurs de véhicules mal entretenus, voire d’épaves roulantes, des détenteurs de malus importants (c’est-à -dire les habitués des sinistres, même sans gravité), etc.
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(2) Association générale des sociétés d’assurances contre les accidents
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(3) A propos de fatigue, un sondage effectué en janvier 1986 par la SOFRES révèle que 25% des usagers de l’autoroute affirment ne pas faire de pause repos sur des parcours compris entre 250 et 400 km ! On se demande dans ces conditions comment les accidents ne sont pas plus nombreux.
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(4) REAGIR : initiales de Réagir par des enquêtes sur les accidents graves et les initiatives pour y remédier, programme lancé à partir de 1983 afin de cerner avec un maximum de précision les causes des accidents.
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A QUOI SERVENT LES RADARS ?
Le nombre d’heures par an passées par la gendarmerie à contrôler la vitesse des automobilistes n’influe pas sur le nombre d’accidents corporels sur le réseau contrôlé : à un relâchement important de la surveillance en 1978 (-8,9%) correspond une diminution spectaculaire des accidents (-6,5%) ! Et en 1978 et 1988, le déploiement des radars se traduit par une aggravation de l’hécatombe.
LA CEINTURE, PAS LES LIMITATIONS DE VITESSE.
La baisse régulière du nombre d’accidents corporels et de tués de la route, depuis une vingtaine d’années, est attribuée à tort aux limitations de vitesse, entrées en vigueur en 1973. Cette baisse a commencé, en fait, un an plus tôt, dès juin 1972, date à partir de laquelle le port de la ceinture de sécurité est devenu obligatoire.
PLUS ON ROULE VITE, MOINS CA CASSE !
Excès de vitesse et nombre d’accidents, sur l’ensemble des routes, ne sont pas du tout corrélés ; dans les 2/3 des cas, ils varient même en sens opposés. Sur les départementales (2), ces chiffres ne suivent la même évolution qu’en 1986. Et, sur les nationales (3), les gros excès de vitesse augmentent, en 1987, de plus de 15%, alors que le nombre d’accidents baisse de plus de 8%. Cette même année sur les autoroutes de liaison (1), les excès de vitesse grimpent de 50%, et les accidents corporels n’augmentent que de 0,3%. Enfin, en 1990 pour les petites agglomérations (4), on note une opposition flagrante de l’évolution de ces deux données.
MEME L’ITALIE FAIT MIEUX QUE NOUS ! Â
On fait souvent référence à l’Allemagne pour dénoncer l’indiscipline des Français sur la route. Pourtant, si l’on dresse le bilan de l’insécurité routière en France et en Italie, deux pays auxquels on accorderait a priori le même tempérament latin, les chiffres donnent à réfléchir… Les deux pays sont comparables du point de vue du parc et de la législation. Un peu plus de voitures en Italie (23,5 millions contre 21,1 millions) mais beaucoup plus de motos (2,2 millions contre 0,8). 313 milliards de kilomètres parcourus en France, contre 296 en Italie. Une vitesse limitée à 130 km/h sur autoroute dans les deux cas, mais à 110 km/h pour les petites cylindrées en Italie pour un réseau autoroutier analogue. Toutefois, le réseau est deux fois moins long en Italie, ce qui implique une densité de circulation deux fois plus forte, donc plus d’embouteillages ; un port de la ceinture obligatoire depuis 1989 (port du casque en 1986), un taux d’alcoolémie maximum toléré de 0,8/g par litre de sang en France ; non spécifié en Italie. Et une indiscipline présumée plus débridée en Italie… Voire ! A la lecture de ce qui précède, on s’attendrait à ce que l’automobile soit moins meurtrière en France. Pourtant… En 1972, en l’absence de toute réglementation limitative, le nombre de morts sur les routes a atteint son maximum dans les deux pays, mais il était de 57% plus élevé en France. Aujourd’hui, la surmortalité en France est supérieure de 22% le jour mais ce taux grimpe à 60% la nuit ! Tous paramètres égaux par ailleurs, on dénombre en France 31% de plus de tués parmi les piétons, 5% de moins à vélo mais 28% de plus parmi les cyclomotoristes et trois fois plus à moto. Si l’on additionne les piétons, les cyclomotoristes et les motocyclistes, on dénombre deux fois plus de tués en France qu’en Italie, et la proportion de morts dans le total des victimes (blessés plus tués) est 40% plus élevée. En France, on s’aperçoit, notamment, que 85% des piétons tués en agglomération le sont hors intersection, donc hors des passages protégés, et succombent à leur indiscipline. Parmi les usagers de la voiture, on dénombre 1,63 tué pour 100 millions de kilomètres parcourus en Italie, contre 2,94 en France ! Le nombre de tués dans des collisions en intersection est à peu près le meme pour les deux pays, mais l’écart se creuse dramatiquement pour les accidents hors intersection : 9,6 tués pour 100 km de voiries en France, contre 4 en Italie. Il s’agit, pour l’essentiel, d’accidents à un véhicule seul ou avec un piéton et, tout comme pour la recrudescence des accidents la nuit en France, il faut y voir l’influence de l’alcool : le Français consomme en moyenne 13 litres d’alcool pur par an et par habitant, alors que l’Italien n’en consomme que 10. La France peut se prévaloir d’un bilan plus satisfaisant seulement sur autoroute : 0,93 tué par million de kilomètres, contre 1,3 en Italie. Mais il y a beaucoup plus d’autoroutes désertes dans l’Hexagone (autoroute de l’Est, autoroute Blanche) que dans la Péninsule. Â
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